NOUS OPÉRAÏSTES, MARIO TRONTI


Je répète : il n'est pas question ici de livrer une interprétation canonique de toute cette aventure. Ce n'est qu'une des lectures possibles. Suffisamment partiale pour honorer dignement cette bonne vieille idée d'esprit partisan de la recherche, cette pratique théorique indigeste et productive du «point de vue» -il faut de la partialité pour saisir la totalité- qui nous a formés, et puis nous a accompagnés, et aujourd'hui encore nous conforte dans notre manière de penser à l'horizon de ce «malgré tout, nous continuons» wébérien. Et je dis nous, parce que je crois pouvoir parler au nom d'une expérience de pensée -c'est la formule qui convient: expérience de pensée- d'un cercle de personnes liées entre elles indissolublement par un lien particulier d'amitié politique.

Certes, il faudrait revenir par ailleurs sur le mystère de cette fidélité qu'a impliqué l'exercice pratique et théorique de l'amitié politique. Ici, les différents De amicitia de la littérature classique ne nous seront d'aucun secours. Ils ne concernent que le for intérieur. Tandis qu'au contraire, l'intérêt de la chose tient au rapport, étroit, entre vie intérieure et action publique. Aujourd'hui encore, nous pour-rions nous redire l'un à l'autre les mots que Tocqueville écrivait à son ami Louis de Kergorlay, dans une lettre du 9 septembre 1853, après trente années d'échanges épistolaires: «Tu as toujours été et tu demeures l'homme qui a eu l'art de comprendre ma pensée en germe. [...] Le contact de ton esprit est très fécondant pour le mien. Nos intelligences s'emboîtent, je ne sais comment, et parvien-nent à marcher merveilleusement du même pas» (voir, à ce propos, Umberto Coldagelli, Vita di Tocqueville (1805-1859 La democrazia ira storia e politica, Roma, Donzelli, 2005, p. 11). Mais ce n'est pas tout. Dans notre cas, l'ancienne religion de l'amitié cède le pas à la politique moderne de l'amitié/inimitié. L'ami/ennemi n'est pas, comme on le pense banalement, une théorie de l'ennemi. C'est, précisément, une théorie, et une pratique, de l'ami et de l'ennemi. Nous sommes devenus, et nous sommes restés, y compris sentimentalement, amis, parce que nous avons trouvé et retrouvé, politiquement, face à nous, un ennemi commun. Cette idée doit être clarifiée. Pourquoi est-ce précisément sur cette approche opéraïste originaire que s'est fondée, et puis construite, et donc conservée et enrichie, une amitié de ce type? A cause de la force de référence du concept politique de classe ouvrière? A cause de la rigueur éthique de l'engagement que cette référence produisait? A cause de la totalité des expériences partagées de travail culturel, qui, miraculeusement, s'y sont trouvées rassemblées? Probablement pour chacune de ces choses. Mais ma réponse d'ensemble est tout autre : aussi difficile à faire comprendre qu'il nous a été, finalement, facile de la vivre. Le ciment de cette amitié politique est une inimitié sociale bien spécifique, déterminée et consciente. L'avoir identifié, immédiatement, comme plus qu'une référence, une opposition. Non pas un «être avec», mais un «être contre» . Non pas un «choix pour», mais une «lutte en vue de». Ce qui a eu des conséquences spontanément contraignantes, pour «nous», sur les décisions intellectuelles de cette période et sur les horizons qui en ont découlé. C'est de cela, peut-être, qu'il faut surtout parler. Et cela, peut-être, sert-il et, peut-être même, cela intéresse-t-il.

[ Extrait de NOUS OPÉRAÏSTES de Mario Tronti ]


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