Les dragons du sexe


Marge, n°11, Octobre-Novembre 1976, p.3.

L’homosexualité est en chacun de nous comme une Atlantide, ce continent obscur, immergé, interdit. Tous les sexes nous sont dès l’enfance dissimulés et refusés. La sexualité entière.

Et puis, au hasard des découvertes, des lectures, des réponses de Tartuffe qu’il a fallu férocement arracher à la réticence des adultes, à l’hypocrite "éducation sexuelle" des écoles, émergent peu à peu quelques indices ... un tel poids de damnation nous écrase d’avance, et nous paralyse, que toute joie sexuelle s’en trouve déjà empoisonnée.

Il ne faut donc pas s’étonner si l’Europe est peuplée de névroses, de frigidités, d’impuissances ... les trottoirs, les tôles et les asiles sont pleins d’infirmes de l’éducation, aliénés, amputés de leurs sexes par la terrible religion judéochrétienne et sa notion puante de péché, et par son chien enragé, la Morale. Nous sommes tous victimes de cette saloperie et si tant de vieilles filles et de vieux refoulés crèvent du cancer, c’est logique. La mort s’installe en eux et les ronge de bonne heure parce qu’ils n’ont pas vécu - la gangrène s’est mise dans leur chair déjà froide.

C’est le moment de sortir de cette cataleptie et de faire sauter les parois de ces morgues où nous sommes enterrés vivants. Place à l’enfant et à son sexe neuf. Qu’on le laisse s’épanouir en liberté ! Arrière vieillards paralytiques !

Si comme le dit Baudelaire, "l’Amour est un crime où l’on ne peut se passer d’un complice", alors soyons tous complices du même crime !

Nom de Dieu, cette sinistre comédie a assez duré. Bas les masques! Qu’on crève enfin tous ces tabous comme des peaux de tambour usées!

Je cite quelques phrases tirées d’un livre : "Les découvertes scientifiques de ces dernières années apportent une éclatante justification de cette universalité : quel que soit son sexe, -homme ou femme, l’être humain est un être bisexué. Sa bisexualité biologique met en évidence sa communauté d’origine avec l’autre sexe et la relation permanente qui les unit à jamais." Et encore : "Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en aient ou non conscience, l’homme et la femme sont profondément marqués dans leur psychisme par la vie inconsciente d’une communauté d’existence bisexuée pendant les six premières semaines de leur vie fœtale. C’est le seul moment de leur "vie" où ils sont égaux, semblables et identiques, et c’est la recherche plus ou moins conscientes de cette identité perdue qui sera la trame de leur existence ... " (Simone Iff, "Demain la société sexualisée", édit. Callman-Lévy).

Donc, il n’y a pas de sexes véritablement différents, ou antagonistes. Tout se rejoint, tout part d’un sexe unique, double.

Aujourd’hui encore, l’amour charnel est lié inéluctablement à l’interdit, dès qu’il dépasse les limites de la procréation réservées aux seules relations hétéro-sexuelles ...

Omar Khayyam (poète très ancien) disait déjà : "Apprends que Dieu nous a donné l’amour comme il a rendu certaines plantes vénéneuses."

Thomas Mann : "L’amour n’est rien s’il n’est de la folie, une chose insensée, défendue, et une aventure dans le mal. Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un." (La Montagne Magique.)

Nietsche déclare, lui, que tout mépris de la vie sexuelle, toute opprobre jetée sur elle, par le terme "impur", est un crime contre la vie.

Georges BataiIle, dans "L’érotisme" : " ... l’essence de l’érotisme est donnée dans l’association inextricable du plaisir sexuel et de l’interdit. Jamais, humainement, l’interdit n’apparaît sans la révélation du plaisir, ni jamais le plaisir sans la révélation de l’interdit." Et il finit ainsi : "... Le caractère de transgression, le caractère de péché."

Ce Péché, c’est le moment qu’on lui casse la gueule, qu’on lui arrache sa cuirasse et qu’on le foute à poil. Qu’il resplendisse enfin comme un double Soleil d’or et de velours noir au ciel de notre amour !

Qu’on relise cette phrase de Tao : "Le Grand Tout, c’est le vide primordial. Tout en sort, tout y revient. Etres, esprit, pensée, sentiments, tout est en lui. Les existences sont des apparences provisoires. Rien ne commence, rien ne finit. Il n’y a ni bien ni mal. Tout est dans tout."

Et Omar Khayyam (poète de l’an 1040 de l’ère chrétienne) : "Le vaste monde : un grain de pous· sière dans l’espace. Toute la science des hommes : des mots. Les peuples, les bêtes et les fleurs des sept climats des ombres. Le résultat de ta méditation perpétuelle : rien."

Le Tao (Lao tseu, entre 570 et 490 avant J.-C.) : "Trente rayons réunis autour d’un moyeu forment une roue, mais c’est le vide du moyeu qui la rend utilisable. Avec de l’argile on fait des vases, mais c’est le vide qui est en leur creux qui les rend utilisables. Dans une maison on perce des portes et des fenêtres et c’est leur vide qui la rend habitable."

Je vois le corps humain comme une roue, comme un vase, et c’est son centre creux qui résonne et qui jouit : le vagin, le cul, tous ses orifices qui vibrent et le conduisent à l’extase - bouche, yeux, nez, oreille.

Moi en tant que femelle et femme, châtrée par mes parents, Jésus, la société de flics et d’assassins médicaux qui nous entourent, je me suis vengée sur le tard. Vierge jusqu’à vingt ans sans m’être jamais masturbée, frigide jusqu’à vingt-cinq ans - en me prostituant ensuite pendant neuf ans, j’ai manié, caressé, baisé des milliers de corps d’hommes de toutes races. J’ai été tour à tour leur mère, leur sœur incestueuse, leur bourreau, leur amante, leur amant putanesque ... Ils ont vagi, gémi, crié, hurlé, pissé, chié, agonisé et ressuscité dans nos officines de courtisanes - ils ont franchi l’enfance en avant et en arrière, repassé par toutes les étapes de l’adolescence et de leurs frustrations, ils furent nos gosses, nos ennemis, nos chiens, ils ont été fœtus, nourris au sein, de tous les âges, de tous les sexes. Nous les avons langés, allaités, fouettés, enculés, léchés, lacérés, attachés, punis et récompensés. Ils ont joui par tous les pores, éjaculé par le sexe, par l’anus, par les tripes et par le cerveau ... Ils sont nés, ont crevé, ont explosé, se sont convulsés de douleur et de joie sur nos lits, sur nos tapis, dans nos bras, dans nos cuisses, sur l’herbe et sur la terre, et jusque sur le marbre glacé des cimetières ...

Je connais l’anatomie de l’homme par cœur. Je crois honnêtement qu’un homme traité avec toute la science, la tendresse et la violence qui s’imposent peut dans les mains d’une femme, sous sa langue et dans son corps, oublier par moments ses fantasmes, sa vieille mère castratrice, et ses terreurs d’enfant. Si je n’ai pas baisé avec une femme, c’est par fidélité à mon père et par haine pour ma mère ... Mes enfants, eux, sont libres de faire l’amour avec qui ils veulent, même entre eux s’ils en ont envie. Ils sont libres de jouir et d’aimer. Je l’ai enfin compris ...

Nous les Castrés de la vieille école, nous n’avons qu’un désir, qu’une seule nostalgie tout au fond de nous-mêmes : tout recommencer à zéro. Retrouver cette enfance miraculeuse qu’on nous a volée. L’instant enfoui comme une amande dans sa coque soyeuse auquel nous n’avons pas goûté, ce coup de tonnerre dans nos corps et nos têtes, ce moment où dans sa révélation foudroyante, nous est apparu l’Autre Sexe - aussitôt interdit, escamoté, maudit... intouchable.

Tous nos amours d’enfance mutilés ... Toutes nos caresses perdues, corps d’enfants, corps de plantes et d’animaux que nous avons aimés avec lesquels nous aurions fait l’amour si vous nous aviez laissés ...

Papa, maman, vous êtes des criminels.

Nous irons baiser, cracher, pisser et chier sur vos tombes, jouir sur vo cadavres et nos orgasmes hurleront comme des loups en enculant vos ombres ! Crevez tous du cancer ! Nous éjaculerons dans vos cendres !

Nous réintégrerons nos corps après avoir rongé et dégueulé vos os !

Oui moi

Moi l’enfant

Vous m’avez donc volé ma peau

Lié mes mains

Scellé mon sexe

Vous m’avez dérobé l’amant de mes huit ans et l’amante de mes quatorze ans

Vous m’avez rendue frigide suicidaire paranoïaque

Et Putain

Je vous vomis papa mama caca gaga

Le Foutre aux tombes la Merde au cœur la Mort au Cul et l’âme aux Chiens

Qu’on m’exorcise moi je veux tous les corps contre le mien

Bites bouches couilles cul tripes con vagin langues doigts

Mimosa violettes algues prunelles grenades

Orange amère mon père ma mère ma sœur mon frère

Qu’on m’ouvre enfin le ventre

Qu’on y foute l’univers

Tant que nous n’aurons pas éjaculé nos morts

La vie n’est pas possible

Paris, le 2 novembre 1976.

Gisélidis Réal


Entradas populares